Écrire une lettre pour exprimer sa gratitude à quelqu’un que l’on a rencontré un jour ou que l’on ne rencontrera jamais ou peut-être un jour, un vivant ou un défunt, quelqu’un d’ici ou d’ailleurs, de maintenant ou d’autrefois, c’est prendre le temps de faire une halte dans l’océan des jours et des tâches à accomplir, mettre des mots sur une émotion qui nous a bouleversé, un ouvrage qui nous a transformé, qui nous a donné des certitudes, qui a contribué à forger notre personnalité. Un exercice d’écriture et d’introspection tout à la fois…. auquel je me suis livrée. Voici donc ma lettre à Emily Brontë, auteure anglaise du XIXème siècle.

Lettre à un auteur
« Mademoiselle,
Vous parler ce soir ! Enfin ! Je crois que j’ai toujours su que cela arriverait. Une rencontre, comme un rendez-vous avec moi-même. C’était une nécessité.
J’ai croisé votre chemin pour la première fois un soir lointain de mon enfance : une petite main surgie de l’ombre, une voix suppliante. Et ce frêle bras meurtri par une vitre brisée. Ce fut tout. Rien d’autre de cette brève vision qui me hanta des années durant. Pourquoi cette petite fille rejetée dans la nuit, solitaire ? Petit fantôme condamné à l’errance, à un vagabondage éternel sous un ciel lourd de nuages. Des nuages en fuite poussés sans ménagement par le vent fou, sur des immensités de landes enluminées de bruyère. C’étaient, juste entraperçues, quelques images d’un film.
C’est des années plus tard qu’ est arrivé entre mes mains votre roman. Il m’a happée dès les premiers mots. J’ai alors reconnu votre petite voix : « Ouvre-moi ! Je suis revenue ».
Rien ne saurait dire quel séisme ce fut en moi. Cette voix, c’était la vôtre, celle de Catherine. Devenue la mienne. Celle d’une petite fille rêveuse, lunaire dans le brouillard de sa myopie. Lointaine mais toujours vivante en moi. Et ce fut une grande émotion d’entendre cette voix qui faisait écho à la mienne. Je me suis découverte grâce à vous : mes tumultes intérieurs, ma soif d’absolu, de passion, mon besoin de solitude pour vagabonder en liberté dans mon fantasque univers intérieur.
Un jour, je suis allée à votre rencontre. Un long voyage par terre, par mer et encore par terre, à travers ces paysages que vous aimiez tant. Je suis enfin arrivée à Haworth, votre village. Puis, un peu à l’écart, j’ai vu votre maison, le presbytère entouré d’un jardin-cimetière planté de stèles en désordre. Il était environné de hauts arbres dans lesquels résonnaient les voix aigres des corneilles ; illusoirement clos d’un muret de pierres sèches ouvert sur la lande dans lequel vous vous échappiez, silencieuse, mystérieuse, agitée de vos démons intérieurs. Vous regagniez votre domaine âpre et sauvage battu par un vent venu des Hébrides, un vent à décourager les plantes délicates. Là, ne peuvent pousser que les bruyères, rousses et roses, parmi les pierres. Un vent fou, hurlant à rendre fou. Les Hauts de Hurlevent. C’est cette folie -là qui m’a nourrie
Ce jour-là, j’ai eu l’impression de rentrer à la maison. J’étais revenue dans mon domaine après une longue errance. J’y ai retrouvé une âme-sœur, la vôtre, Emily. »
Irène Gahéry