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De la Saint-Valentin à la Passion, visages  de l’amour et de la mort

Le 14 février est fêtée la Saint-Valentin, jour des amoureux, car traditionnellement il est admis que c’est à partir de ce jour que les oiseaux recommencent  à s’apparier. On peut donc y voir une  célébration de la vie  en même temps que  le retour vers la lumière. 

Passion et souffrance

Quant à la Passion, dans la religion catholique, il s’agit de celle du Christ. Elle est liée à l’amour, bien sûr, mais aussi à la souffrance. Décortiquons le mot : en grec, « pathos » signifie « souffrance, émotion ». C’est  le sens qui se trouve dans les mots d’origine grecque comme « pathologie, pathétique, empathie » par exemple. On retrouve cette racine en latin à partir du  verbe « pati, passus »  qui signifie « souffrir », signification présente dans des mots tels  que « le  patient » -celui qui souffre  donc qui va consulter un médecin, « impatient,  impassible, passif, la passiflore (ou fleur de la Passion), la compassion », etc. La Passion du Christ, avec une majuscule à l’initiale,  désigne le chemin de croix qui mena Jésus jusqu’au mont  Golgotha où  Il fut crucifié. Le mot « passion » peut désigner un sentiment très fort à la limite de la souffrance : lorsqu’on aime passionnément, on est dans le manque de l’autre. On n’a que de cesse que d’être auprès de lui. Une passion peut être dévorante, jusqu’à devenir une addiction, avec le manque douloureux qui peut en résulter. Elle est liée à nos sens et notre émotivité, donc à notre corps : ainsi met-elle en cause à la fois le corps et l’âme, d’où sa puissance et sa capacité à nous motiver pour l’action.

Le mythe de l’être parfait

Comme souvent, ce sont les grands mythes grecs qui nous éclairent. 

Le philosophe Platon (5e siècle avant Jésus-Christ), dans son ouvrage le Banquet, raconte un dîner  au cours duquel Aristophane, le fameux dramaturge, explique pourquoi nous, les humains, sommes rongés par le désir de nous unir et pour quelle raison ces unions peuvent être profondément décevantes voire  destructrices.

Jadis, nous étions des êtres complets, parfaits, circulaires, avec quatre jambes, quatre bras et deux visages formant une seule tête. Il existait trois genres : le mâle, la femelle et l’androgyne–à la fois homme et femme. Il s’agissait d’un état physique considéré comme une situation de plénitude, de perfection. C’est  cette même perfection -ainsi que dans d’autres textes fondateurs comme le Déluge pour ne citer que celui-ci- qui a rendu les hommes orgueilleux et présomptueux vis-à-vis des dieux. Alors, ces derniers voulurent leur donner une leçon et les affaiblir, les punir par une séparation des corps–double bénéfice car cela leur procurerait le double des offrandes.

A la recherche de sa moitié  

De cette division des êtres autrefois complets en deux êtres nouveaux, à l’image de ce que nous sommes aujourd’hui, naquit le désir pour l’autre. Les humains furent condamnés à désirer recouvrer l’unité première : chercher leur moitié, l’être qui  leur aurait été complémentaire, qu’on la nomme âme-sœur ou alter ego, avec la conviction qu’ils pourraient retrouver cette moitié perdue et que, s’unissant à elle, ils ne souffriraient plus jamais de la solitude. Platon explique également de cette façon  le fait qu’il y ait  des couples hétérosexuels  et homosexuels.

« L’abîme qui me sépare de l’autre », M. Proust 

C’est ainsi que Platon explique l’amour inné  des hommes les uns pour les autres. D’où le curieux fantasme de l’intimité humaine, l’illusoire désir de fusion : imaginer que 1 + 1 puisse un jour égaler 1. Au lieu de quoi persiste l’irréductible distance qui nous sépare de l’être aimé.

 Chacun ayant eu autrefois le partenaire idéal cousu à lui-même, nous étions heureux. Nous ignorions le manque : nous n’éprouvions  aucun désir qui ne fût  satisfait : nous ne désirions personne. Il n’y avait donc ni conflit ni chaos, l’homme n’éprouvait  jamais de sentiment d’incomplétude.

Ascendance d’Eros : Poros et Penia

Éros est lié à Aphrodite car il a été conçu le jour où naquit la  déesse de l’amour. Et si Eros est par nature amoureux du beau, c’est parce que Aphrodite est belle. Il est le fils de Poros et de Penia : cette double ascendance explique le caractère ambivalent de l’amour. 

Poros  en effet est le dieu de l’abondance (le mot signifie « plein de ressources, d’expédients », mais aussi « voie ou moyen pour atteindre un but ou une ressource. » ; il est à l’origine des mots tels que « poreux, porosité », qui expriment  l’idée de passage. Le mot « aporie » quant à lui désigne un problème resté sans solution, sans aboutissement).

Quant à Penia, c’est une personnification de la pauvreté (le mot est à l’origine de « pénurie » par exemple), dépourvue de savoir et de ressources.

 C’est dire qu’Eros est né d’un père doté de savoir et plein de ressources, et d’une mère, à l’inverse, dépourvue  de savoir et de ressources. Ainsi est-il celui qui dirige les opposés  l’un vers l’autre, non seulement les humains mais aussi les animaux et les végétaux. C’est la force qui pousse à l’engendrement, le dynamisme, la puissance qui met en mouvement, la propulsion qui met hors de soi, le principe universel qui assure les générations en rendant les êtres attractifs.  

Ainsi Eros a-t-il hérité de ses deux parents : il est pauvre, va-nu-pieds, il n’a pas de gîte. Mais il est toujours astucieux pour charmer, toujours dans le manque de l’être aimé, en un mot toujours travaillé par le désir, à l’image de Don Juan qui est sa parfaite incarnation. 

« Oh ! qu’il est cruel d’aimer alors qu’on est séparé  de l’être qu’on aime ! », V. Hugo.

Il a besoin du manque autant que de la présence de l’être aimé : si celui-ci était toujours présent, il ne serait pas dans le désir. Si nous n’avions jamais faim ni soif, est-ce que nous songerions à manger et à boire ? Et est-ce que nous aurions du plaisir à le faire ? Éros est à la fois exaltant et décevant, toujours dans le manque, toujours dans la diction, donc il n’est jamais satisfait. Son état  est intrinsèquement  marqué par la contradiction.

Eros et Thanatos, ou la pulsion de vie et de mort.

Éros est associé à Thanatos C’est Sigmund Freud qui a remis en lumière ce couple oxymorique, déjà expliqué dans le  Banquet, de Platon, ouvrage évoqué ci-dessus. 

Thanatos signifie « trépas » (à l’origine du mot «thanatopraxie »  par exemple). Il est le frère jumeau d’Hypnos, le sommeil, qui est une petite mort. Thanatos est une personnification de la mort : ennemi des humains, il considère ces derniers  comme faibles et sans intérêt. Il aspire à l’équilibre, à la stabilité, la satiété, hors de la faim et de la soif, tel un organisme parfait n’ayant nul besoin de son environnement. Mais aussi parfaite image de la mort.

C’est pourquoi Freud a retenu ce couple de dieux grecs comme symbole de l’humaine condition : des figures antagonistes articulées autour du concept de pulsions de vie et de pulsions de mort (de destructivité). Dès lors, le monde apparaît comme une pulsation, rythmée entre vie créatrice et mort destructrice. C’est la vie dans son perpétuel renouvellement, dans son esthétisme à travers le plaisir de créer et de susciter le désir. Ce désir qu’on ne peut jamais attraper, à l’image du furet, comme le souligne Jacques Lacan : « Il court il court le furet, le furet du bois Mesdames », allusion sexuelle dans la contrepèterie de cette comptine du XVIIIe siècle qui fait référence à un cardinal réputé, très attiré par la gent féminine… 

Ainsi va la vie, balancement entre la quête de l’étoile manquante et  inaccessible, tension vers la vie et moteur de créativité en même temps qu’aspiration à l’équilibre, la satiété, à l’image de la mort. Ainsi en fut-il des dieux de l’Olympe venant de gagner la guerre contre les Titans : ils se retrouvèrent dans un monde paisible, harmonieux, et ils commencèrent à s’ennuyer. C’est alors que se fit sentir le besoin de vie, d’Eros, pour ne pas chuter dans cet équilibre paradoxalement mortifère qu’est Thanatos.

Alors ils inventèrent les humains,  pour se distraire ! 

Et pour nous les humains reste la foi en l’Amour : « Il n’y a pas d’au revoir pour nous. Peu importe où tu es, tu seras toujours dans mon cœur », Gandhi

« Je crois que la beauté du monde est partout (…).Il est vrai que la plupart des livres ne valent rien, il nous faudra les réécrire. » Etty Hillesum (Une vie bouleversée, 1943.)

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