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Communiquer, c’est s’exprimer ; c’est bien sûr être en lien avec autrui, mais c’est aussi être relié au réel. Nous sommes ce que nous ont fait notre éducation, notre vécu, notre culture, notre patrimoine en général. S’exprimer, c’est donc également réagir à l’héritage culturel que nous portons, historique, familial. 

Dans cette perspective,  je propose ci-après un récit qui m’a été inspiré par la légende du Fantôme de l’Opéra : celle-ci me replonge dans cet univers de la danse classique qui a si fortement contribué au développement de ma personnalité et que je souhaite partager.

Noir velours de violette noire

(« Faust » est le nom de la violette noire)

Le pianiste venait de jouer les dernières mesures de l’acte quatre. Tous les danseurs s’égaillèrent, sauf Vaslav resté seul avec le maître de ballet : celui-ci  voulait le voir reprendre le dernier tableau. Un masque de fatigue et de tristesse se posa quelques instants sur le visage du danseur. Ces  répétitions  interminables  lui pesaient. Depuis trop longtemps. Tout son corps maintenant le faisait souffrir. Cette douleur dans les genoux qui ne le quittait plus. Ses pieds meurtris  qui ne cicatrisaient plus, qu’ aucun baume ne pourrait  plus apaiser. Et son âme… Son âme en déshérence… le déchirant regret. Danser toujours. Lui revint la voix du basse-baryton qui interprétait Méphistophélès : « « Qui donc es-tu, toi dont l’ardent regard pénètre ainsi que l’éclat d’un poignard, et qui, comme la flamme, brûle et dévore l’âme ? » La danse. La danse encore. 43 ans. Le vide ensuite.

Il s’exécuta cependant et se posta, côté jardin,  en 5e. Les accords du piano  retentirent et Vaslav s’élança, enchaînant une série de grands sauts qui le ramenèrent, essoufflé, à son point de départ. Son visage semblait vibrer  dans la lumière sous l’effet d’une émotion intense et  indéchiffrable. Il annonça alors d’une voix devenue blanche que le moment était venu  pour lui de partir. Paroles énigmatiques que l’on ne comprendrait que bien plus tard.

Il se défit rapidement de son costume en forme de redingote, fait du noir velours de la violette noire, « Faust ». Et sa silhouette musculeuse se fondit dans l’obscurité du couloir, tournant le dos à sa loge, la loge numéro 5, celle d’Erik.

Il arriva bientôt devant une petite porte sombre dérobant aux regards un escalier de bois qu’il dévala. Encore un couloir. Il s’arrêta devant une autre porte. Il ne leva même pas la tête vers la plaque annonçant : « Danger de mort. Accès formellement interdit. » Sinistre avertissement qu’il ignora délibérément. Il n’eut aucun mal à ouvrir la porte. Puis il s’engagea dans un nouvel escalier. Celui-ci suintait d’humidité. On entendait, amplifiées par l’écho, des gouttes d’eau qui tombaient à intervalles réguliers. Par moment lui parvenaient les accents lyriques d’une voix modulant une déchirante élégie. Il se souvint à ce moment-là de la légende du fantôme de l’Opéra. Erik, le danseur au beau visage ravagé par le feu, son âme errante tourmentée désormais par un chagrin d’amour si inconsolable que l’éternité ne suffirait pas à consoler.

Et bientôt, des reflets verts se mirent à danser leurs volutes sur les murs, à travers lesquelles se dessina peu à peu un visage hideux au regard empreint d’une indicible mélancolie.

Enfin, il parvint à la dernière marche et se trouva devant un lac. La lumière s’était faite plus faible. Vaslav reprit son souffle quelques instants, ôta ses chaussons de danse. Encore quelques clapotis doux, à peine le glissement d’un corps plongé qui troubla quelques instants les eaux  noires.

 Trois mois plus tard, les sombres voûtes furent violemment éveillées par le faisceau d’un projecteur. C’était le jour rituel où le bassin de l’Opéra Garnier était vidangé.

Et l’on retrouva, abandonnée sur la dernière marche de l’escalier, une paire de chaussons de danse, ceux-là même qui manquaient au costume de Faust, noir du velours de la violette noire, resté dans la tristement  célèbre loge numéro 5, celle d’Erik, le fantôme de l’Opéra…

Irène Gahéry

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